Heurs et malheurs de Thorin Écu-de-Chêne.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007 [1].

Conclusion : Une vérité des mythes.
Au terme de cette approche comparative de l’histoire de Thorin Écu-de-Chêne avec la théorie des trois péchés du guerrier, il convient de noter à la suite d’Alibert et de Chausse que Tolkien a hérité plus ou moins consciemment de sa culture philologique certaines structures et croyances de l’idéologie trifonctionnelle. The Hobbit a d’ailleurs été publié en 1937, un an avant l’« intuition » de Dumézil concernant la tripartition fonctionnelle indo-européenne. De fait, si l’on en retrouve quelques survivances dans l’œuvre de Tolkien, il était vain de chercher une cohérence globale entre les thèses duméziliennes et un personnage du Légendaire. Il ne s’agissait donc pas tant ici de dégager une structure commune que de faire ressortir certains aspects qui se prêtaient à l’analogie, tandis que d’autres non.
Ainsi, la conception de Thorin n’a rien d’extraordinaire, à la différence de celle de certains guerriers indo-européens comme Héraclès, fils d’un être divin, ou Sisupala, fils d’un démon. D’autre part, le chef des Nains de la Compagnie n’est pas le jouet des puissances divines qui se serviraient de son bras armé pour réaliser leurs desseins cosmogoniques, au contraire d’Héraclès, avec Héra et Athéna, ou de Starkaðr, avec Oðinn et Thórr. Enfin, l’éthique et la morale attachées aux notions de Bien et de Mal dans les mythologies indo-européennes sont parfois fort différentes de celles de la pensée de Tolkien. A contrario, d’autres aspects de la théorie dumézilienne se retrouvent dans la geste de Thorin, à l’exemple de son rapport hybristique à l’Arkenstone : « L’hostilité des représentants de la deuxième fonction envers ceux de la troisième […] est une constante des mythes indo-européens, […] la première fonction [s’associant] toujours à la deuxième dans leur lutte contre la troisième » [178]. On peut donc « retrouver dans des détails significatifs des souvenirs de cette idéologie » [179]. Ainsi, plus que la théorie de mythologie comparée développée par Dumézil, c’est le thème mythique et, donc, littéraire des trois péchés du guerrier qui nous a dès lors paru particulièrement propice pour éclairer l’histoire de Thorin.
Son premier et dernier acte de bravoure apparaissent alors comme deux moments bornant ses trois péchés « fonctionnels ». À l’instar des guerriers légendaires indo-européens, ses forfaits peuvent en effet être perçus comme trois épisodes dans la carrière de Thorin, qui de « beau gars aventureux » [180] est devenu un guerrier-chevalier avant d’être l’héritier d’un royaume en ruines. C’est ce qu’écrit en substance Dumézil : « Si le dernier exploit, pareil aux autres mais éclairé par ces espérances, fait figure d’épreuve initiatique pour la vie de l’au-delà, le véritable premier exploit, celui qui ouvre au jeune guerrier sa carrière terrestre, n’est pas non plus différent de ceux qu’il accomplira ensuite jusqu’à sa mort » [181]. On peut de fait réduire l’histoire de Thorin à sa plus simple expression comme étant « une description contrastée de deux moments d’une vie remarquable, l’ascension et le déclin » [182]. Et parce que « la destinée accorde le salut à l’homme de courage » [183], on peut voir ces épisodes comme deux étapes dans l’ascension de Thorin vers la gloria. À l’image de Beowulf, « poème héroïque élégiaque et […] prélude à un chant funèbre » [184], Bilbo le Hobbit serait donc une œuvre dans laquelle a été préservée « une forte proportion du passé scandinave [mais] mêlée […] à la foi nouvelle » [185].
Insérées dans le Légendaire, ces survivances païennes sont en effet marquées de l’empreinte du christianisme. Ce syncrétisme, qui transparaît dans Le Seigneur des Anneaux, semble apparaître à l’état latent dans Bilbo le Hobbit. Ainsi, certaines des thématiques soulevées dans ce livre, qui allait devenir la préquelle au roman le plus célèbre de Tolkien, se rapprochent de celles du conte d’Arda, dont « [l’ombre] a pesé lourdement sur les dernières parties » [186]. Est ainsi fréquemment évoquée la scène de l’arrivée des Aigles lors de la bataille des Cinq Armées, « eucatastrophe » qui évoque la survenue des serviteurs de Manwë lors de la bataille au seuil de la Morannon. Dans ce cadre, la quête de Thorin peut sans doute être perçue comme une autre illustration de ce syncrétisme. Contemporain de l’intervention de Tolkien sur Beowulf en 1936, The Hobbit n’est en effet pas sans évoquer par certains de ses thèmes le poème anglo-saxon, « fusion qui a eu lieu à un point donné de rencontre de l’ancien et du nouveau » [187]. Et en particulier celui de la théorie du courage, que l’étude de l’onomastique du nom et du surnom de Thorin Écu-de-Chêne nous a permis de souligner. C’est en effet l’« un des éléments les plus puissants de cette fusion [et une] contribution majeure de la littérature scandinave à ses débuts » [188].
Tout comme Beowulf, Thorin n’est donc pas un héros épique, à la différence de Bard. Dans « Frodo et Aragorn : le concept du héros », V. Flieger revient ainsi sur ce qui caractérise le héros épique [189] : parce que Bard tue le dragon et se révèle à la lumière de cet exploit comme l’héritier de Girion de Dale, il est un héros traditionnel d’épopée et de romance. C’est d’ailleurs dans ce sens que nous comprenons les propos suivants : « Les Nains ne sont pas des héros, mais des calculateurs » [190]. Thorin apparaît comme un héros tragique dont le combat s’inscrit dans les termes de la longue et inévitable défaite dans le temps [191]. Mais si le chef de la Compagnie n’a aucun espoir de réussir sa quête avant même son départ de Cul-de-Sac, il lui reste malgré tout la vertu théologale de l’espérance. À ce propos, Boyer écrit que la force immanente qui conduit le héros païen à agir n’est pas sans analogie avec la notion de grâce chrétienne [192]. Dumézil précise même que « pour des notions comme celle de « confiance » [il faut admettre], selon les individus et les circonstances, une certaine élasticité qui peut les porter au-dessus de leur point d’équilibre, jusqu’à une « foi » proche de la notion chrétienne » [193].
La théorie du courage telle que la met en scène Tolkien à travers la geste de Thorin pourrait ainsi évoquer la dialectique espoir (amdir)-espérance (estel) que pose l’Elfe Finrod lors de sa discussion avec l’Humaine Andreth [194], et qui parcourt le reste du Légendaire. De fait, « la tragédie de la grande défaite dans le Temps […] finit par cesser d’être importante : ce n’est pas une défaite, car la fin du monde fait partie des desseins de Method […]. Au-delà se profile une possibilité de victoire éternelle (ou de défaite éternelle), et c’est entre l’âme et ses adversaires qu’a lieu la vraie bataille » [195]. L’idéologie indo-européenne semble donc bien subsister dans Bilbo le Hobbit, mais mêlée à l’influence chrétienne : à l’instar d’un Aragorn, qui se situe à la lisière entre le monde païen et le monde chrétien, Thorin serait une figure du roi-guerrier indo-européen convoyant aussi la thématique chrétienne de l’espérance. À la suite de Tolkien, on peut alors conclure : « On a parfois dans la mythologie quelque chose de vraiment plus « élevé » : la Divinité, le droit au pouvoir (distinct de sa possession), la légitimité de l’adoration ; en fait, ‘‘la religion’’ » [196]. C’est cette part de vérité inhérente aux mythes que l’histoire des trois « péchés fonctionnels » de Thorin Écu-de-Chêne nous semble mettre en lumière.

Notes
[179] T, p. 126-127.
[180] T, p. 126.
[181] B, I, p. 31.
[182] HMG, « Aspects… », p. 178.
[183] M&C, p. 42.
[184] M&C, p. 57.
[185] M&C, p. 45.
[186] M&C, p. 36.
[187] L, 124, p. 198.
[188] M&C, p. 32. Tolkien reconnaît d’ailleurs toute l’influence de ce poème anglo-saxon sur la rédaction du Hobbit : « Beowulf fait partie des sources que j’estime le plus, bien qu’il n’ait pas été consciemment présent à mon esprit tandis que j’écrivais » (L, 25, p. 51-52).
[189] M&C, p. 32.
[190] V. Flieger, T, p. 253-278.
[191] Pour Shippey, Thorin est une figure du héros traditionnel des sagas norroises, à l’instar de Beorn et à la différence de Bilbo, héros moderne par excellence (AC, p. 151).
[192] B, I, p. 29. Gandalf déconseille d’ailleurs à Thorin une attaque frontale contre Smaug car « cela ne servirait à rien […], tout du moins sans un puissant guerrier, pour ne pas dire un Héros. J’ai essayé d’en trouver un ; mais les guerriers sont occupés […] et […] les héros sont rares, sinon introuvables ».
[193] EP, p. 19.
[194] MRo, p. 94.
[195] Cf. MR, p. 320. Autant l’espoir repose sur l’expérience des êtres, donc ressort du profane, autant l’espérance repose sur leur nature, donc relève du sacré.
[196] M&C, p. 35. Tolkien écrit par ailleurs : « Je suis un chrétien, et à vrai dire un catholique, si bien que je ne m’attends pas à ce que « l’Histoire » soit autre chose qu’une « longue défaite » - même si elle comporte (et dans une légende peut les contenir de manière plus claire et émouvante) quelques exemples ou aperçus de la victoire ultime » (L, 195, p. 362).
[197] F, p. 81.