Heurs et malheurs de Thorin Écu-de-Chêne.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007 [1].

III. Naissance et mort de Thorin Écu-de-Chêne. (suite)
2. Une restauration trifonctionnelle.
C’est de fait avec panache qu’il va au devant de la mort lors de la bataille des Cinq Armées : « Le Roi sous la Montagne s’élança, suivi de ses compagnons. […] Une lueur rouge jaillissait de leurs yeux. Dans l’obscurité, le grand Nain rayonnait comme l’or dans un feu mourant » [158]. La précision sur la couleur des yeux des Nains n’est pas anodine. Dans l’ordre de l’idéologie trifonctionnelle, le rouge est en effet associé aux individus de la seconde fonction et symbolise le furor du guerrier, l’ivresse ardente du combat [159]. De fait, ses compagnons semblent à cet instant galvanisés par le courage de Thorin qui, transfiguré, « portait de puissants coups de hache et [que] rien ne semblait pouvoir […] atteindre » [160]. Répondant à son appel, qui « retentissait comme un cor dans la vallée » [161], les Nains de Dáin se rangent d’ailleurs sous son autorité. S’ensuit un grand massacre d’Orques changeant la physionomie de la bataille. Mais, décidant ensuite de « [s’élancer] droit contre la garde du corps de Bolg, [Thorin] n’en put percer les rangs » [162] et tombe, percé de lances. Protégé par ses gens, dont ses neveux qui meurent en le défendant [163], le corps du roi est finalement emporté hors de la mêlée par Beorn, où Thorin finit par succomber à ses blessures. À l’image de Starkaðr, d’Héraclès ou de Túrin Turambar, sa mort peut donc être perçue comme une forme particulière de suicide. On peut en effet voir dans son geste un sacrifice volontaire : tout en sachant pertinemment qu’il court à sa perte, Thorin Ecu-de-Chêne réalise son dernier et plus grand exploit en se portant au secours des siens, annonciateur du crépuscule de sa vie [164] - mais aussi du renouveau de la gloire d’Erebor [165]. Le sacrifice, en particulier expiatoire, peut être en effet analysé comme « un acte religieux qui, par la consécration d’une victime, modifie l’état de la personne morale qui l’accomplit ou de certains objets auxquels elle s’intéresse » [166].
En se sacrifiant, Thorin fait ainsi acte de pénitence, son expiation entraînant sa rédemption. Se réconciliant avec lui-même tout en recouvrant l’honneur de la lignée de Dúrin, il se repent alors de ses péchés auprès de Bilbo : « Je désire vous quitter en ami et retirer les paroles et les actes qui ont été les miens à la Porte » [167]. Au humble Hobbit agenouillé à son chevet, il reconnaît même la vertu des Grands : « Il y a plus en vous que vous ne le soupçonnez, fils de l’aimable Ouest. Un mélange de courage et de sagesse, en juste proportion » [168]. En faisant preuve d’humilité et de sagesse au seuil de la mort, Thorin accède ainsi à la figure sacrée du roi [169], lui permettant de rejoindre ses parents, souverains vénérables de jadis [170] : « Je m’en vais dans les halls de l’attente m’asseoir auprès de mes ancêtres jusqu’à ce que le monde soit renouvelé » [171]. Au terme de cette « amère aventure » [172], son trépas glorieux précède de fait l’avènement d’une nouvelle ère « fonctionnelle » de paix et de prospérité dans la région de la Montagne solitaire. Thorin II est enterré dans les profondeurs d’Erebor avec son épée Orcrist, « qui brilla toujours dans les ténèbres à l’approche d’ennemis » [173], et l’Arkenstone, pour « [apporter] la chance à tous ceux de son peuple qui demeureront dorénavant ici » [174]. Sa mort conduit son cousin Dáin Pied-d’Acier sur le trône. Roi sous la Montagne, Dáin II se montre d’emblée juste et sage, redistribuant équitablement le trésor d’Erebor entre les peuples. Et avec le temps, « beaucoup d’autres Nains s’assemblèrent autour de son trône dans les anciens halls » [175]. À l’image du roi Dilapa du Raghuvamsa, Dáin assure ainsi la bonne conduite, la protection et la prolificité de ses sujets. Quant à la vallée de Dale, reconstruite par le roi Bard, elle était « de nouveau cultivée et riche, et le désert était maintenant rempli d’oiseaux, de fleurs au printemps, de fruits et de festins en automne […] ; et l’amitié régnait dans cette région entre les Elfes, les Nains et les Hommes??????l??En se sacrifiant, Thorin fait ainsi acte de pénitence, son expiation entraînant sa rédemption. Se réconciliant avec lui-même tout en recouvrant l’honneur de la lignée de Dúrin, il se repent alors de ses péchés auprès de Bilbo : « Je désire vous quitter en ami et retirer les paroles et les actes qui ont été les miens à la Porte » [167]. Au humble Hobbit agenouillé à son chevet, il reconnaît même la vertu des Grands : « Il y a plus en vous que vous ne le soupçonnez, fils de l’aimable Ouest. Un mélange » [176]. Ainsi, Thorin a finalement atteint les trois objectifs de sa quête ; mais pour ce faire il aura du commettre trois péchés et mourir afin de les expier, permettant aux « anciens chants [de se réaliser] – dans un certain sens ! » [177].

Notes
[158] B, XVII, p. 288-289.
[159] Cette couleur est aussi associée à Thorin dans « Le Peuple de Dúrin », cf. note 91 : « le fer rouge de l’enclume ».
[160] B, XVII, p. 289.
[161] Ibid.
[162] Ibid.
[163] Leur mère, qui se nomme Dís, est la sœur de Thorin. Parce que « la littérature médiévale présente plusieurs exemples célèbres de couples oncle-neveu » (in Vincent Ferré, Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, Paris, éditions Pocket, 2001, 353 p., p. 161, note 16), Fíli et Kíli peuvent être perçus comme ses « héritiers » (Thorin n’a en effet pas de descendance, cf. note 122), partageant son destin, à l’instar de Frodo, neveu et héritier de Bilbo, et porteur de l’Anneau comme son oncle. Or, le nom de leur mère n’est pas sans évoquer les dísir de la mythologie nord-germanique, assimilées aux nornir (et parfois confondues avec les valkyries), les trois déesses qui modèlent la destinée des hommes.
[164] Cf. note 158 : l’expression « dans un feu mourant » n’est pas sans évoquer les propos d’Aragorn après la bataille des champs du Pelennor : « Voyez le Soleil qui se couche dans un grand incendie ! C'est le signe de la fin et de la chute de bien des choses, et d'un changement dans les fortunes du monde. » (S, Livre V, chapitre 8, « Les Maisons de guérison », p. 921). [Nous soulignons]
[165] Émile Durkheim analyse le sacrifice des soldats au combat comme une forme de « suicide altruiste » ; cf. Le suicide. Étude de sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1991 [1930], 463 p.
[166] Henri Hubert et Marcel Mauss, Mélange d’histoire des religions. De quelques résultats de la sociologie religieuse ; Le sacrifice ; L’origine des pouvoirs magiques ; La représentation du temps, Paris, Librairie Félix Lacan, coll. « Travaux de l’Année sociologique », 2e édition, 1929, 236 p., « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » [1899], p. 1-130, p. 21. Le sacrifice du roi était une pratique attestée dans la société des vikingr : « si le roi manquait à assurer à son peuple le bien-être et la paix, il était impitoyablement sacrifié » (V, p. 277).
[167] B, XVIII, p. 294.
[168] Et il ajoute : « Si un plus grand nombre d’entre nous préféraient la nourriture, la gaieté et les chansons aux entassements d’or, le monde serait plus rempli de joie » (ibid).
[169] Opposée à l’hybris de Thorin, la sagesse du roi Thranduil est remarquable : « Je tarderai longtemps a commencer cette guerre pour l'or » (B, XVII, p. 284). La sagesse est une vertu qui caractérise aussi Elrond, figure légendaire qui cumule des traits relevant des trois fonctions : « Il avait le visage aussi noble et beau qu’un seigneur elfe, la force d’un guerrier, la sagesse d’un mage » (B, III, p. 59).
[170] Ibid.
[171] B, XVIII, p. 293-294. [Nous modifions la traduction] Ses paroles ne sont d’ailleurs pas sans évoquer le sort réservé aux guerriers d’élite scandinaves, les einherjar. Après leur mort héroïque au combat, ils se retrouvent dans la Valhöll d’Óðinn où ils passent leur temps en combat et festin avant le Ragnarök, le « Jugement des Puissances » qui précède le renouvellement du monde. Et de fait, bien que The Hobbit ne fut véritablement incorporé au Légendaire qu’au moment où Tolkien commença à écrire The Lord of the Rings, les propos de Thorin annoncent ce que l’on peut lire à propos du trépas des Nains dans ses écrits plus tardifs. Après leur mort, ils sont regroupés à part dans une halle en Mandos, où ils perfectionnent leurs arts manuels sous la férule de Mahal, se préparant à la reconstruction d’Arda après la Dernière Bataille ; cf. J.R.R. Tolkien, The War of the Jewels [The History of Middle-earth, XI], Edited by Christopher Tolkien, London, HarperCollins Publishers, 2002 [1995], 470 p., « Concerning the Dwarves », p. 201-215.
[172] B, XVIII, p. 294.
[173] B, XVIII, p. 296.
[174] Ibid.
[175] Ibid. [Nous modifions la traduction]
[176] B, XIX, p. 308.
[177] Ibid. De fait, d’un mal peut naître un plus grand bien…