Heurs et malheurs de Thorin Écu-de-Chêne.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007 [1].

III. Naissance et mort de Thorin Écu-de-Chêne. (suite)
B. Une mort expiatrice et fondatrice.
L’expédition d’Erebor ayant pour but de se venger de Smaug (II), de récupérer le trésor de la Maison de Dúrin (III) et, partant, de restaurer le royaume sous la Montagne (I), les forfaits de Thorin Écu-de-Chêne répondent de fait aux objectifs « fonctionnels » de sa quête. Irréparables, ses péchés et les sanctions qui s’ensuivent immédiatement s’additionnent pour donner par leur somme l’équivalent d’un anéantissement débouchant sur le trépas de Thorin, car « la souillure veut expiation » [137]. Ils répondent ainsi au combat contre le Monstre, nous renvoyant à la dialectique honneur-vengeance-destin qui parcourt les sagas islandaises.
1. Smaug, un monstre tricéphale.
La triplicité de l’adversaire du guerrier est si générale dans le monde indo-européen que Dumézil y devine « un détail hérité de la préhistoire commune » [138], s’exprimant différemment selon les cultures et les peuples. Monstre trivalent, Smaug apparaît en effet comme « une personnification de la méchanceté, de la cupidité [et] de la destruction » [139], à l’instar du dragon de Beowulf [140]. « Particulièrement avide, fort et méchant » [141], le grand ver s’oppose en tout point aux trois objectifs « fonctionnels » de la quête de Thorin. Il est tout d’abord celui qui vole le trésor de la Montagne solitaire, ses richesses étant « sans nul doute ce qui attira le dragon » [142] (III). Smaug se présente ensuite comme le parangon des combattants : « Je tue partout où je veux et nul n’ose me résister. J’ai abattu les guerriers de jadis, et ils n’ont pas de pareil aujourd’hui » [143] (II). Enfin, le dragon se proclame souverain du royaume d’Erebor : « [Les Hommes du Lac] vont me voir, et ils se rappelleront quel est le véritable Roi sous la Montagne ! » [144] (I). Parce que « dans [son] avidité, [sa] cupidité et [sa] cruauté, […] le dragon se [retrouve] un peu en [l’homme] » [145], Smaug apparaît donc non seulement comme l’ennemi de Thorin, mais aussi comme le symbole de ses propres péchés, l’un et l’autre étant guidés par un orgueil excessif [146]. Le combat contre le dragon étant souvent un combat contre soi-même, le tuer devient alors « le moyen de prouver sa vaillance avant […] de gagner honneur, crédit et reconnaissance [et de se montrer] digne des plus hautes charges » [147]. Mais parce que ce n’est pas lui qui tue Smaug, Thorin doit combattre ses propres démons pour asseoir ses prétentions, en prise avec les chaînes des circonstances dans lesquelles il évolue, et pour assurer son ascension qualitative vers la fonction de roi [148].
Selon Shippey, « Smaug est un dragon norrois, peut-être parce que ses ennemis sont des nains norrois » [149]. Les dvergar figurant les morts dans la mythologie nord-germanique [150], ce monstre peut être perçu comme une figure liée à l’Autre Monde. C’est ce qu’écrit en substance Boyer quand il propose de voir en Jörmunganðr, le grand serpent aquatique qui enserre Miðgarðr, et ses hypostases Fáfnir et l’adversaire de Beowulf, des personnifications du royaume des morts [151]. La quête de Thorin nous plonge de fait dans la dialectique honneur-vengeance-destin qui parcourt le monde nord-germanique. Si sa quête est motivée par son « implacable volonté d’accomplir les arrêts inflexibles du destin » [152], l’assouvissement de la vengeance postule une condition sine qua non : « que, d’abord, l’on accepte, l’on assume ce destin, [qu’on] se prenne en charge » [153]. Ainsi, loin d’être écrasé par un fatum inexorable, il est au contraire donné à Thorin de participer à son destin, à l’instar du guerrier héroïque des sagas islandaises : « il y a quelque chose en lui qui est sacré ou qui témoigne du sacré, c’est cela qui l’incite à s’accepter lui-même, qui le rend digne de vivre (et de mourir) et qui rend la vie digne de lui. Tel est le fondement de son courage, et aussi de son honneur » [154]. A l’image de son dernier fait d’armes lors de la bataille des Cinq Armées, le fatalisme actif de Thorin durant sa quête reflète cette éthique « où la grandeur, pour être tragique, n’en est pas moins héroïque » [155]. Dans ce cadre, il apparaît comme le parangon du guerrier goðlauss, permettant de le compter au rang des söguligir, ces guerriers « dignes de donner matière à saga » [156]. Loin d’être en contradiction avec le Légendaire, cette dialectique nous semble au contraire renvoyer à la place du destin dans le conte d’Arda.
La libre participation de Thorin à l’expédition d’Erebor dépend en effet de sa condition d’être fini, avec ses tentations (que symbolise le dragon), et des choix qu’il fait. Ainsi, si le marrissement d’Arda enchaîne et lie les individus, obscurcissant leur jugement et leur libre-arbitre, ils peuvent néanmoins toujours choisir, même si parfois une seule destinée semble possible [157]. De fait, malgré un destin qui semble enchaîner Thorin Écu-de-Chêne, à l’image de celui de Túrin Turambar pris dans les rets de la malédiction de Morgoth, il lui reste à accepter le dessein qui lui est proposé en filigrane. C’est ce qu’il fait en choisissant de se sacrifier – non seulement pour racheter ses forfaits, mais aussi pour recouvrer l’honneur sacré de la lignée royale de sa Maison.

Notes
[137] HMG, « La geste de Tullus Hostilius et les mythes d’Indra », p. 36.
[138] HMG, « Aspects de la fonction guerrière », p. 228.
[139] M&C, p. 29.
[140] Nous nuançons ici les propos de Scull et Hammond qui voient en Smaug un dragon typique des contes de fées. A l’instar de Thorin, il nous semble en effet que l’image de Smaug évolue au cours du récit de Bilbo le Hobbit, se faisant plus conforme à celle du dragon des épopées et des sagas ; cf. Ch. Scull et W.G. Hammond, The J.R.R. Tolkien Companion and Guide, II, Reader’s Guide, London, HarperCollins Publishers, 2006, 1256 p., entrée « Dragons », p. 215-222. Désormais abrégé RG. Ainsi, Smaug n’est pas sans partager également plusieurs traits avec le dragon Fáfnir, comme le démontre Shippey (AC, p. 36-37).
[141] B, I, p. 31. Soit, dans l’ordre de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne : III, II, I – l’énumération des vices de Smaug se faisant dans un ordre hiérarchique ascendant identique à celui des péchés que commet Thorin.
[141] B, I, p. 31. Soit, dans l’ordre de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne : III, II, I – l’énumération des vices de Smaug se faisant dans un ordre hiérarchique ascendant identique à celui des péchés que commet Thorin.
[142] Ibid.
[143] B, XII, p. 234.
[144] B, XII, p. 238.
[145] M&C, p. 66.
[146] Par confiante vanterie, Smaug dévoile à Bilbo l’unique point faible dans sa cuirasse d’écailles.
[147] C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, 3e édition revue et corrigée, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, 256 p., p. 67.
[148] C’est seulement après la nouvelle de la mort de Smaug que Thorin commet ses trois péchés. A sa décharge, rappelons l’attrait qu’exercent les richesses d’Erebor sur les Elfes (avec Thranduil), les Hommes (avec le Maître de Lacville) et les Orques (avec Bolg) – quoi que différemment selon ces peuples, cf. note 104.
[149] « Smaug is a Norse dragon, perhaps because his enemies are Norse dwarves », T&I. [Nous traduisons]
[150] Le terme pluriel dvergar peut être traduits par « tordus », évoquant la position fœtale dans laquelle étaient inhumés les morts dans les sépultures scandinaves.
[151] Y, p. 131.
[152] Y, p. 29.
[153] Y, p. 218.
[154] EP, p. 19.
[155] Patrick Guelpa, Dieux et Mythes Nordiques, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Savoirs mieux », Histoire des religions, 1998, 130 p., p. 91.
[156] Selon un article paru en mars 1911 dans la King Edward’s School Chronicle de la Literary Society, dont Tolkien était membre, pour ce dernier « [les meilleures sagas] racontent comment les hommes braves […] vivaient et aimaient, combattaient, voyageaient et mouraient » (« [The best sagas] tell how brave men […] lived and loved, and fought, and voyaged, and died »), cité in RG, entrée « Northernness », p. 649-656. [Nous traduisons]
[157] Cf. « Athrabeth Finrod ah Andreth », in J.R.R. Tolkien, Morgoth’s Ring. The Later Silmarillion Part One, The Legends of Aman [The History of Middle-earth, X], Edited by Christopher Tolkien, London, HarperCollins Publishers, 2002 [1993], 471 p., chap. IV, p. 303-366. Désormais abrégé MR.