Heurs et malheurs de Thorin Écu-de-Chêne.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007 [1].

III. Naissance et mort de Thorin Écu-de-Chêne.
Dans le monde nord-germanique, la guerre déborde du niveau martial sur le niveau souverain : pour asseoir sa máttr ok megin [82], c’est-à-dire sa relation au sacré, le roi doit être brave et s’exposer au combat plus que tout autre guerrier [83]. Or, si le sort funeste de Thorin Écu-de-Chêne, inscrit dans son combat contre le Monstre, permet de résoudre ses péchés, son appartenance à la lignée royale de la Maison de Dúrin permet de les expliquer. Parce qu’il s’insère dans un groupe de parenté, l’honneur est en effet la part de sacré qui a été donnée à Thorin pour qu’il le fasse valoir, les armes à la main si nécessaire [84]. Ses forfaits peuvent ainsi se comprendre comme la conséquence des droits que sa haute ascendance lui a légués. « Thorin était bien, évidemment, le petit-fils du Roi sous la Montagne, et nul ne saurait dire ce qu’un Nain peut oser et accomplir quand il s’agit de se venger ou de recouvrer ses biens », écrit d’ailleurs Tolkien, taquinant l’étymologie du verbe to dare [85]…
A. Un double héritage hybristique.
Comme il le confie à Bilbo, Thorin entend bien obtenir réparation de la destruction du royaume sous la Montagne et recouvrer le trésor de ses ancêtres : « Même aujourd’hui que nous avons mis passablement de côté et que nous ne sommes pas si mal en point […], nous entendons le récupérer et faire subir à Smaug, si nous le pouvons, l’effet de nos malédictions » [86]. Petit-fils et fils de rois, il a non seulement hérité de la royauté d’Erebor – et, donc, de son fabuleux trésor – mais aussi du droit de vengeance à l’encontre du grand dragon de feu [87]. Thorin entreprend donc sa quête pour laver l’affront fait à sa Maison et recouvrer son honneur.
1. L’or de la vengeance.
Après avoir obtenu compensation pour le meurtre de Thrór lors de la guerre des Nains et des Orques [88], Thorin pense immédiatement à se venger de Smaug [89]. Et de fait, alors que Thráin II et les siens « avaient de nouveau de belles demeures […] et abondance de biens » et que « leur séjour [à l’est d’Ered Luin] ne semblait pas si déplaisant » [90], Thorin ressasse inlassablement sa vengeance : « Dans [son] cœur […], les braises s’attisaient lorsqu’il ruminait l’injure faite à sa Maison et le droit de vengeance dont il avait hérité à l’encontre du Dragon. Et tandis que résonnait la forge sous son puissant marteau, il songeait armes, armées, alliances […] ; et la rage au cœur il frappait le fer rouge sur l’enclume » [91]. Comme l’explique Gandalf, l’accomplissement de cette vengeance incombait en effet à Thorin : « Et je compris bientôt que son cœur saignait des outrages qu’il avait subis, et de la perte du trésor de ses pères ; et que lui pesait également le droit de vengeance contre Smaug, droit dont il avait hérité. Car les Nains prennent très au sérieux ce genre d’obligation » [92]. Ce thème évoque ce que nous pouvons en lire dans la littérature médiévale islandaise. De nombreux poèmes héroïques, comme la Völundarkvida, ou des sagas, telle La Saga de Gísli Súrsson, sont des récits de vengeance dont la réalisation peut prendre des décennies – à l’image de celle de Thorin qui dure 171 ans. Bien plus qu’à un wergeld [93], il semblerait que nous ayons plutôt affaire ici à une faide [94], qui est la vengeance sanglante impliquant plusieurs membres de la parentèle de l’individu lésé lorsqu’il s’avère impossible de s’entendre sur le paiement d’un dédommagement - à l’image de celle de Thorin qui implique ses neveux Kíli et Fíli, mais aussi ses cousins Balin, Dori, Dwalin, Glóin, Oin, Ori, Nori et, in fine, Dáin [95].
À ce premier héritage s’ajoute un autre legs. Thorin a reçu en succession le royaume sous la Montagne et, partant, les fabuleuses richesses qui y reposent, dont l’Arkenstone, « héritage de [sa] Maison » [96]. Il inscrit ses prétentions à la royauté et au trésor d’Erebor dans son ascendance royale, se référant à l’occasion au plus prestigieux de ses aïeux [97]. Héritier de Dúrin, il revendique comme sa propriété tout ce qui a appartenu à ses ancêtres, comme la carte de Thrór [98]. Et de fait, Thorin se considère comme le seul ayant droit du trésor de la Montagne solitaire avec les siens [99] : « Nul ne saurait revendiquer le trésor de mon peuple » [100]. Mais si la volonté de Thorin repose sur la légitimité que lui confère son hérédité, quand « le cœur d’un Nain, fût-il le plus respectable, est éveillé par l’or et les bijoux [, il] devient soudain hardi, sinon même féroce » [101]. Sa conduite est d’ailleurs aggravée par ce que nous pourrions appeler la malédiction des Héritiers de Dúrin qui a déjà frappé ses parents, porteurs du Premier des Sept Anneaux [102]. Le « désir enchanté du trésor » [103] se transforme ainsi en « ensorcellement » [104], véritable « pouvoir qu’a l’or longtemps couvé par un dragon » [105], à l’image de celui de Nargothrond détenu par le dragon Glorund [106]. Ce maléfice est renforcé par « l’enchantement de [l’Arkenstone] » [107] que Thorin ne cesse de chercher dans les ruines d’Erebor pour se l’approprier, car « cette pierre appartenait à mon père, et elle est à moi » [108]. Et de fait, « la confusion apportée par le trésor était si grande en lui » [109], qu’il finit par jurer de se venger « de quiconque [l’ayant trouvée] la dissimulerait » [110] - cette promesse n’étant pas sans évoquer celle que tient Fëanor à propos des Silmarils [111]. À l’instar du Noldo, qui « n’est […] pas à cette place intermédiaire entre le monde visible et divin que l’on attend d’un roi » [112], Thorin se détourne ainsi de la notion de sacré attachée à la figure royale.
Source des fonctions souveraine de la royauté d’Erebor et « productive » de la Maison de Dúrin [113], l’Arkenstone apparaît non seulement comme le « cœur de la Montagne [mais devient aussi celui] de Thorin » [114]. Son attachement à cette pierre « merveilleuse » se transforme dès lors en désir profane de la « posséder » [115]. En bafouant ce qui symbolise l’honneur de sa famille, il agit ainsi à l’encontre de la sacralité de la lignée de Dúrin, dont il est pourtant le dépositaire. Thorin Écu-de-Chêne fait donc non seulement montre d’avarice, mais aussi d’orgueil profane [116].

Notes
[82] « Sa propre puissance et faculté de réussite » (EP, p. 29).
[83] G. Dumézil, Mythe et Épopée I. II. III., Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, 1463 p., II, « Types épiques indo-européens : un héros, un sorcier, un roi », p. 675-1076, p. 712 et p. 756.
[84] Régine Le Jan explique : « L’honneur est une notion complexe. Le terme vient du latin honos qui désignait à l’origine une divinité représentant le courage à la guerre, il portait donc en lui une connotation guerrière et masculine. […] A l’époque médiévale, [...] l’honneur est le capital symbolique des individus et des groupes […]. », in R. Le Jan, La société du haut Moyen Âge, VIè-IXè siècle, Paris, Armand Colin, coll. « U – Histoire », 2003, 304 p., p. 267. Désormais abrégé SHMA.
[85] B, X, p. 206. [Nous soulignons] Dans le Hobbit, on lit : « Thorin, of course, was really the grandson of the King under the Mountain, and there is no knowing what a dwarf will not dare and do for revenge or the recovery of his own. », in J.R.R. Tolkien, The Hobbit, or There and Back Again, London, HarperCollins Publishers, 1999 [1937], 310 p., X, p. 187. [86] B, I, p. 32.
[87] « Droit, jamais devoir, contrairement à une erreur commune », in R. Boyer, Yggdrasill, La religion des anciens Scandinaves, Paris, Payot, 1981, 249 p., p. 218. Désormais abrégé Y.
[88] Le grand-père de Thorin connaît une mort particulièrement humiliante aux portes de la Moria : il est décapité par le chef de guerre orque Azog, le nom de son meurtrier étant gravé sur son front et son corps étant dépecé et jeté en pâture à l’appétit des noires corneilles. Une vengeance est donc à l’origine de la guerre des Nains et des Orques qui s’achève sur des pertes énormes de part et d’autre : « Nous avons fait la guerre pour tirer vengeance, et nous nous sommes vengés. Mais la vengeance est chose amère » (S, p. 1150).
[89] « Thráin dit à Thorin Écu-de-Chêne : […] T’en retourneras-tu avec moi à la forge ? Ou iras-tu mendier ton pain aux seuils des orgueilleuses demeures ? - A la forge, répondit Thorin,????%? le travail du marteau nous gardera au moins le bras solide, jusqu’à ce que nous ayons à manier de nouveau des outils plus acérés ! » (S, p. 1151).
[90] S, p. 1153.
[91] Ibid. [Nous modifions la traduction]
[92] CLI, p. 718. [Nous modifions la traduction]
[93] Sur l’utilisation du terme weregild dans The Lord of the Rings, Wayne G. Hammond et Christina Scull précisent : « Weregild (literally ‘man-gold’) under ancient Teutonic and English law was payment in compensation or fine for murder and other crimes » (« Dans les anciennes lois teutonne et anglaise, le Weregild (littéralement « le prix de l’homme ») était un paiement en compensation ou une amende pour un meurtre ou un autre crime »), in W. G. Hammond et C. Scull, The Lord of the Rings, A Reader’s Companion, London, HarperCollins Publishers, 2005, 894 p., entrée 243 (I : 256), p. 231. [Nous traduisons]
[94] Philippe Depreux, Les Sociétés occidentales du milieu du VIe à la fin du IXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, 304 p., p. 187. Et de fait, comment imaginer que Nains et Dragon puissent s’entendre sur une compensation financière pour régler un conflit ?
[95] A ce propos, Thorin est qualifié de « roi des amis » dans l’un des chants de ses compagnons : « Le roi des amis et de ceux de votre race a besoin de vous » (B, XV, p. 268). Cette expression médiévale souligne les liens de parenté qu’entretient Thorin avec les membres « lointains » de sa famille : au-delà du premier cercle de parenté (père, mère et phratrie), le lien de parenté n’était en effet pas efficace sans familiarité et amitié, ce qui explique que des parents soient fréquemment désignées comme des amis. « Parents et amis » entouraient et soutenaient ainsi les individus. Cf. SHMA, p. 240.
[96] B, XVII, p. 280.
[97] « Dúrin, Dúrin ! dit Thorin. C’était le père des pères de la race aînée des Nains, les Barbes-Longues, et mon premier ancêtre : je suis son héritier » (B, III, p. 61). [Nous soulignons]
[98] B, I, p. 33.
[99] « Ils [les Nains] considéraient [le trésor] ????%?tout à fait comme leur bien » (B, IX, p. 182).
[100] B, XV, p. 270.
[101] B, XIII, p. 244.
[102] Rendu fou par ses sombres ruminations sur les splendeurs révolues de la Moria, Thrór entreprend le voyage vers Khazad-dûm où il connaît une fin ignominieuse. Quant à Thráin, hanté par la convoitise de l’or, il se résout à retourner à Erebor ; mais il est capturé par les séides de Sauron et est torturé dans les geôles de Dol Guldur, où il finit par mourir. Mais Thorin « ne possédait pas d’Anneau et (peut-être pour cette raison) semblait satisfait » (S, p. 1152). Toutefois, les chants des Nains ne cessaient d’évoquer « leur languir du Mont solitaire au loin, et du trésor, et les merveilles du Grand Hall sous les feux de l’Arkenstone » (S, p. 1153). [Nous modifions la traduction]
[103] B, XII, p. 236.
[104] B, XIII, p. 245. Le thème de l’or ensorcelé se retrouve dans Beowulf et inspira Tolkien pour son poème « Iúmonna Gold Galdre Bewunden », paru en janvier 1923 dans le magazine Gryphon et publié dans The Adventures of Tom Bombadil en 1962 sous le titre « The Hoard », dans lequel un trésor corrompt successivement un elfe, un nain, un dragon et un homme. Cf. AC, p. 278.
[105] B, XV, p. 269.
[106] J.R.R. Tolkien, Le Livre des Contes Perdus, édition établie et avant-propos de Christopher Tolkien, traduit de l’anglais par Adam Tolkien, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2001 [1998], 698 p., Livre II, « Le Nauglafring », p. 517-548. Tolkien précise d’ailleurs que « la Quête de l’or du Dragon, thème principal du récit même de Bilbo le Hobbit, est […] connectée [au cycle général du « Silmarillion »] par le biais de l’Histoire des Nains » (L, 131, p. 229).
[107] B, XIII, p. 242.
[108] B, XVII, p. 280. [Nous soulignons]
[109] B, XVII, p. 282.
[110] B, XVI, p. 272.
[111] « Alors Fëanor fit un serment terrible. Ses sept fils sautèrent à ses côtés et firent ensemble la même promesse. […] Ils […] jurèrent de poursuivre de leur haine et de leur vengeance jusqu’aux confins du monde tout Vala, Démon, Elfe, tout Homme ou tou????%?t être encore à naître, toute créature grande ou petite, bonne ou mauvaise qui pourrait venir au monde jusqu’à la fin des temps et qui aurait un Silmaril en sa possession » (Silm, p. 78-79).
[112] T, p. 125.
[113] Du temps de la splendeur d’Erebor, l’Arkenstone illuminait de ses feux le grand Hall de Thrór, salle du banquet et du conseil du roi sous la Montagne.
[114] B, XVI, p. 276.
[115] Même si de nombreuses différences demeurent, l’analogie entre les « vices » de Fëanor et de Thorin est renforcée par « la description de l’Arkenstone donnée dans Bilbo le Hobbit [qui] ressemble beaucoup à celle faite des trois grands joyaux de lumière, les Silmarils, dans Le Silmarillion » (« The description of the Arkenstone given here in The Hobbit [which] is very similar to that given in The Silmarillion of those great jewels of light, the Silmarils »), AH, p. 294. [Nous traduisons]
[116] Plus que la souveraineté, l’or symbolise le sacré. Cf. Pierre et André Sauzeau, « Le symbolisme des métaux et le mythe des races métalliques », Revue de l’histoire des religions, Paris, Presses Universitaires de France, tome 219, Fascicule 3, juillet-septembre 2002, p. 260-297.