Heurs et malheurs de Thorin Écu-de-Chêne.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007 [1].

II. Les trois péchés de Thorin Écu-de-Chêne.(suite)
II. C. Une rupture de l’ordre du droit.
Son dernier forfait touche la morale attachée au droit réel et formel. Et plus précisément à celui qui associe des individus dans un groupement juré à but commercial, résumé par les notions scandinaves de félag et de fóstbroeðralag. Les marchands-guerriers s’engageaient solennellement dans une entreprise commerciale, se devant assistance mutuelle et coopération, avec mise en commun des biens, quitte à défendre les intérêts du ou des autres en cas de disparition – à l’image de celle de Thorin et Compagnie [69].
De fait, le contrat écrit qui lie Bilbo aux treize Nains de cette « fóstbroeðralag » est explicite : « Notre reconnaissante acceptation de votre offre d’assistance technique. Conditions : paiement à la livraison, jusqu’à concurrence d’un quatorzième des bénéfices totaux (s’il y en a), tout frais de voyage garantis en tout état de cause ; frais d’enterrement à notre charge ou à celle de nos représentants s’il y a lieu et si la question n’est pas réglée autrement » [70]. Le partage équitable des éventuelles recettes et la prise en charge des dépenses pour tout décès contingent engagent ainsi les membres de la Compagnie : les Nains et Bilbo sont tenus d’épouser leurs intérêts réciproques dans tous les domaines. Au cours de l’expédition, Thorin va même préciser ce contrat à l’avantage de Bilbo : « Vous choisirez votre quatorzième comme vous l’entendez, aussitôt que nous aurons quelque chose à partager » [71]. La cotte de maille en mithril que Thorin fait revêtir à Bilbo lui est d’ailleurs présentée comme un premier acompte sur sa récompense.
Cette expression d’un droit de nature mercantile se retrouve dans d’autres passages de Bilbo le Hobbit. Shippey analyse ainsi la discussion entre Bard et Thorin, lors des pourparlers à la Montagne solitaire, comme une forme de légalisme professionnel tiré tout droit des sagas islandaises, telle La Saga de Hrafnkell [72]. Il le retrouve aussi dans le comportement « anachronique » de Bilbo [73], discutant avec Bard et Thranduil d’un arrangement concernant la part des bénéfices qui lui revient : « j’ai des intérêts dans cette affaire – un quatorzième du butin, pour être précis, comme il est spécifié dans une lettre » [74]. Espérant éviter la guerre, Bilbo a en effet décidé de voler l’Arkenstone de Thráin, qui « vaut plus par elle-même que toute une rivière d’or » [75], et de la donner à Bard et à Thranduil pour les aider dans leurs négociations avec Thorin.
Lorsque ce dernier apprend sa « trahison », Bilbo lui rappelle avec une certaine ironie ses propres paroles : « Peut-être vous rappelez-vous m’avoir précisé que je pourrais choisir la part d’un quatorzième qui me revient ? J’ai du prendre cela trop au pied de la lettre » [76]. Thorin finit par laisser partir Bilbo « sans rien recevoir pour toute sa peine » [77], commettant ainsi son troisième forfait puisqu’il trahit ses engagements. Culminant dans le péché que la hiérarchie des fonctions marque de la plus haute note de gravité, le récit des fautes de Thorin s’achève sur un parjure sacrilège [78]. En reniant les serments échangés et contractualisés avec le Hobbit, la décision de Thorin entraîne la désapprobation de la plupart de ses compagnons : « plus d’un Nain ressentait dans son cœur honte et pitié [du] départ [de Bilbo] » [79]. Ils le sanctionnent ainsi dans l’ordre de la première fonction, qui concerne aussi la souveraineté. Prêt à racheter l’Arkenstone, Thorin espère d’ailleurs la reprendre par la force avec l’aide de l’armée de Dáin, redoublant son péché contre la morale attachée à la première fonction – au moins en pensée.
À la suite de Dumézil, la valeur trifonctionnelle de l’ensemble des péchés de Thorin Écu-de-Chêne nous permet de conclure provisoirement que « le guerrier est exposé par sa nature au péché ; de par sa fonction et pour le bien général, il est contraint de commettre des péchés ; mais il dépasse vite cette borne et pèche contre les idéaux de tous les niveaux fonctionnels, y compris le sien » [80]. Les forfaits de Thorin peuvent toutefois se comprendre par la double nature de ce personnage. Souverain du peuple des Longues-Barbes, Thorin II est typiquement un roi de deuxième fonction – tout du moins dans son statut –, à l’instar de plusieurs rois-guerriers indo-européens. Ainsi, le roi présente parfois « un mélange, variable, d’éléments pris aux trois fonctions, et notamment à la seconde, à la fonction et éventuellement à la classe guerrière dont il est le plus souvent issu » [81].

Notes
[69] Régis Boyer, Les Vikings, Paris, éditions Perrin, coll. « Tempus », 2004 [2002], 442 p., p. 138 sq. Dans la société des víkingr, le droit plonge quelques-unes de ses racines dans le pacte mythique établi entre le dieu Týr et le loup Fenrir où la dextre de l’Ase était le gage de sa parole donnée. Désormais abrégé V. Concernant « Thorin et Compagnie », Shippey précise : « Nothing could be more familiar in modern sense than the ‘& Co.’. But Thorin’s ‘Co.’ is not a limited company but a company in the oldest sense – fellow-travellers, messmates » (« Rien ne pourrait être plus familier dans le sens moderne que le “Et Cie”. Mais le “Cie” de Thorin n’est pas une compagnie à responsabilité limitée, mais une compagnie dans le plus vieux sens du terme : des compagnons de voyage, des commensaux »), AC, p. 42. [Nous traduisons]
[70] B, II, p. 37.
[71] B, XII, p. 236. [Nous soulignons]
[72] « The laborious legalism of this [the unusually complex scene of debate between Thorin and Bard] is straight out of Icelandic saga » (RME, p. 83). [Nous traduisons]
[73] « Bilbo’s behaviour is solidly anachronistic, for he is […] relying on a written contract, drawing a careful distinction between gain and profit, and proposing a compromise » (« Le comportement de Bilbo est sans conteste anachronique, puisqu’il s’en remet à un contrat écrit, qu’il établit une prudente distinction entre gain et profit, et qu’il propose un compromis »), RME, p. 84. [Nous traduisons]
[74] B, XVI, p. 275.
[75] B, XVI, p. 272.
[76] Et il conclut : « j’ai entendu dire que les Nains sont parfois plus polis dans leurs formules que dans leurs actes » (B, XVII, p. 281). [Nous soulignons]
[77] B, XVII, p. 282.
[78] Dans la culture médiévale islandaise, les trois usages traditionnels « sacrés » sont la magie, la poésie et le serment. Cf. Olivier Gouchet, « L’encre et le sang. La cosmogonie des anciens Scandinaves », Europe, « Mythe et Mythologie du Nord ancien », n°928-929, août-septembre 2006, 380 p., p. 6-18.
[79] B, XVII, p. 282.
[80] HMG, p. 127.
[81] MDIE, II, p. 113.