II. Les trois péchés de Thorin Écu-de-Chêne.(suite)
II. B. Une rupture de l’idéal guerrier.
Comme nous l’avons vu dans la première partie, Thorin Écu-de-Chêne peut être considéré comme un guerrier appartenant à l’élite des combattants, celle des nobles chefs de guerre entraînant à leur suite une troupe armée. À ce titre, le forfait qu’il commet à l’encontre des règles de la deuxième fonction est d’autant plus impardonnable que son geste contrevient à la morale guerrière dont il est une figure archétypale.
Si depuis l’antiquité la diplomatie prépare ou continue la guerre, c’est aussi un moment où les armes sont déposées pour céder la place aux négociations. Les usages de la force qui caractérisent la deuxième fonction ne sont en effet pas uniquement guerriers. Alors que Thorin perçoit les armées de Bard et de Thranduil comme des troupes venues porter la guerre aux portes du royaume sous la Montagne, le chef des Hommes lui rétorque ainsi : « Nous ne sommes pas encore des ennemis […], il y a matière à pourparlers et à tenir conseil » [59]. Mais Thorin, qui a fait construire un ouvrage défensif en travers de l’entrée d’Erebor, garni de meurtrières pour voir – mais aussi pour tirer –, refuse toute discussion : « Tant qu’une troupe en armes se tiendra à nos portes, nous vous considérerons comme des ennemis et des voleurs » [60]. Il conseille in fine aux Hommes et aux Elfes de partir « avant que [les] flèches ne volent » [61].
Malgré ses menaces, les porte-étendards finissent par lui exposer les revendications des Hommes et des Elfes, invitant Thorin à les considérer d’un bon œil, « faute de quoi il sera déclaré [leur] ennemi » [62]. Mais devenu inexorable, c’est à ce moment qu’il commet son deuxième péché : « Alors, Thorin saisit un arc de corne et décocha une flèche à l’orateur. Elle se ficha dans son bouclier, où elle resta à vibrer » [63]. En passant de la menace verbale, propre au langage diplomatique, à un acte belliqueux contre l’un des émissaires des Hommes et des Elfes, Thorin contrevient aux règles de la diplomatie et, partant, à l’éthique attachée à la morale – tacite – entre combattants, même ennemis. Si son geste peut être vu comme un simple coup de semonce, en substituant la surprise, autrement dit la tromperie, aux moyens francs et directs de l’idéal guerrier, Thorin rompt l’un des interdits liés à l’honneur militaire.
L’attaque des Nains de Dáin Pied-d’Acier contre les Elfes et les Hommes peut d’ailleurs être perçue comme une répétition à plus grande échelle du forfait de Thorin. Pour la plupart « Nains brûlés » [64], ils maîtrisent en effet les règles de la diplomatie, se servant du « langage poli et un peu désuet réservé à pareilles occasions » [65] lors de leur premier contact avec les Hommes et les Elfes. Et de fait, les Nains des Monts de Fer décident de frapper par surprise les armées de Bard et de Thranduil alors en pleine discussion : « Soudain, sans aucun signal, ils s’élancèrent silencieusement à l’attaque. Les arcs vibrèrent et les flèches sifflèrent » [66]. En remplaçant la vaillance par une attaque déloyale, on peut de fait percevoir le geste des Nains de Dáin - mais aussi celui de Thorin – comme un refus du combat d’égal à égal, voire comme une forme de lâcheté. L’arc est en effet une arme de jet qui s’oppose aux armes du combat au corps à corps, notamment la massue qui distingue le chef de la Compagnie [67].
Au-delà de cette répétition, le comportement de Thorin Écu-de-Chêne est sanctionné par la mise en place du siège de la Montagne solitaire. Les Hommes et les Elfes se refusent toutefois à porter les armes contre les Nains, espérant toujours une trêve et des pourparlers. Mais Thorin ne se laisse pas ébranler : « Avec mes amis sur leurs arrières et l’hiver sur eux, peut-être seront-ils d’une disposition plus accommodante pour parlementer » [68]. Sa volonté inflexible, que la plupart de ses compagnons partagent à cet instant, précipite de fait le recours aux armes. C’est à ce moment que Bilbo décide alors d’agir, provoquant le troisième péché de Thorin.
Notes
[59] B, XV, p. 268.
[60] B, XV, p. 270.
[61] Ibid.
[62] Ibid.
[63] B, XV, p. 271.
[64] Nom donné aux vétérans de la guerre des Nains et des Orques, aux rangs desquels se trouve Thorin Écu-de-Chêne.
[65] B, XVII, p. 283. Shippey remarque que dans Le Seigneur des Anneaux de nombreuses scènes de diplomatie concernent plus particulièrement les Nains. Et il précise : « Their unifying feature [aux échanges diplomatiques] is delight in the contrast between passionate interior and polite or rational expression ; the weakness of the latter is an index of the strength of the former » (« Leur point commun est le plaisir du contraste entre un intérieur ardent et une expression polie ou rationnelle : la faiblesse du dernier est un indice de la force du premier »), RME, p. 121. [Nous traduisons]
[66] B, XVII, p. 284. [Nous soulignons]
[67] Ainsi, Beorn fournit des arcs aux Nains de la Compagnie pour la chasse et non pour le combat. Thorin s’en sert d’ailleurs d’un avec succès contre un cerf lors de la traversée de Mirkwood. Curieusement, la description de l’équipement des Nains de Dáin ne mentionne pas d’armes de jet, mais uniquement des armes pour le corps à corps : bigot, épée et bouclier.