Heurs et malheurs de Thorin Écu-de-Chêne.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007 [1].

II. Les trois péchés de Thorin Écu-de-Chêne.
Depuis Dumézil, nous savons que la structure des trois péchés du guerrier est un modèle légendaire courant. À l’instar de la carrière du scandinave Starkaðr, du celte Gwynn ou de l’indien Sisupala – mais aussi de Túrin Turambar –, la geste de Thorin Écu-de-Chêne est ainsi entachée par trois forfaits qui surviennent au cours de l’expédition d’Erebor. Chacun entraîne une sanction et chaque faute suivant la première est la conséquence directe de la précédente. Se présentant dans un ordre hiérarchique ascendant, ses péchés concernent respectivement les domaines de la fécondité réglée, de l’idéal guerrier et de l’ordre du droit.
II. A. Une rupture des règles de la fertilité.
Le premier forfait de Thorin entache le domaine de la troisième fonction de l’idéologie indo-européenne, qui englobe la richesse et la fécondité, mais aussi la paix – notamment. Se conditionnant les unes les autres, ces notions forment une structure générale que les aspects géographiques et économiques de chaque société rendent particulière, à l’image de la région nord du Rhovanion où se situe la Montagne solitaire et où vivaient en bonne intelligence diverses communautés avant l’arrivée de Smaug.
À l’époque du règne de Thrór, les relations entre les habitants de l’ancienne ville de Dale et d’Erebor étaient en effet régies par un ensemble d’échanges commerciaux qui assuraient la paix et la stabilité dans la région. Se remémorant ces temps heureux où même le plus pauvre des Nains avait de l’argent à prêter ou à dépenser, Thorin revient en détail sur la nature de ces rapports réglés et solidaires : « Les Rois [de Dale] avaient accoutumé d’appeler nos forgerons et de récompenser très richement même les moins habiles. Les pères nous suppliaient de prendre leurs fils comme apprentis et nous payaient généreusement, surtout en vivres, que nous ne nous souciions jamais de faire pousser ou de nous procurer par nous-mêmes » [52]. Roi sous la Montagne devenu immensément riche et célèbre, Thrór était traité avec grand respect par les Hommes de Dale, mais aussi par les Elfes de Mirkwood. Issu également du Dvergatal, c’est d’ailleurs le nom même du grand-père de Thorin qui illustre la prospérité de son règne [53].
Lorsque Roäc annonce aux Nains de la Compagnie la mort de Smaug, tué par Bard, le sage et vénérable chef des grands corbeaux de la Montagne solitaire ajoute aussitôt que la paix pourrait de nouveau régner entre les Nains, les Hommes et les Elfes. Mais pour ce faire, la condition sine qua non est que chacune des parties trouve dans le trésor du dragon une juste compensation à ses souffrances passées. C’est d’ailleurs le message que les Hommes de Bard et les Elfes de Thranduil délivrent en substance à Thorin lors des négociations au seuil du royaume sous la Montagne : « si Thorin désire l’amitié et le respect des territoires environnants, comme l’avaient ses ancêtres, il donnera aussi un peu de ses biens personnels pour le réconfort des Hommes du Lac » [54]. Richesse et amitié, autrement dit la paix, apparaissent ainsi étroitement imbriquées, l’une étant la condition de l’autre, et réciproquement. Le mot « amitié » vient d’ailleurs du latin amicitia, se traduisant par « bons rapports, alliance [entre les peuples] ».
De fait, en décidant de payer le prix des marchandises et de l’assistance, notamment en nourriture, reçues à Esgaroth et de ne rien donner d’autre, « pas même la valeur d’une miche de pain » [55], Thorin pèche contre l’éthique et la morale attachées à la troisième fonction – d’autant plus que le trésor de la Montagne solitaire recèle des richesses volées par Smaug aux habitants de Dale. En refusant d’être généreux envers les survivants de Lacville qui se sont montrés les amis des Nains quand ces derniers étaient dans le besoin, Thorin rejette donc les conditions qui permettraient le retour de la fertilité et de l’abondance dans ce qui est devenu en l’absence de toute figure royale une terre gaste [56]. Dale n’est en effet plus que ruines et le pays autour de la Montagne solitaire est devenu une « contrée […] stérile et déserte, bien qu’autrefois elle eût été belle et verdoyante aux dires de Thorin », appelé la Désolation de Smaug [57]. Le chef des Nains de la Compagnie rejette par là même les modalités qui assureraient la paix entre les peuples vivant dans la région de la Montagne solitaire.
En conséquence de la ladrerie de Thorin, Bard, dont la légitimité des revendications découle de son statut d’héritier du seigneur Girion de Dale, est tout prêt à le laisser « crever de faim » [58] sur son tas d’or. Cette sanction relevant de la troisième fonction répond ainsi au péché que commet Thorin Écu-de-Chêne à l’encontre des règles assurant les conditions de la richesse et de la paix établies de longue date par son grand-père et l’ancêtre de Bard. Ce premier forfait a aussi pour conséquence d’entraîner sa seconde faute contre les principes et les valeurs de la deuxième fonction de l’idéologie indo-européenne.

Notes
[52] B, I, p. 30-31.
[53] Si Collins, Gould et Motz traduisent le nom de þrór par « sanglier », pour Lecouteux ce nom viendrait du vieux norrois thróask, « croître, prospérer », qu’Andy Orchard traduit par « bourgeonner » ; cf. Dictionary of Norse Myth and Legend, Second Edition, London, Cassel Editor, 2002 [1998], 494 p., « Dwarf Names », [En ligne] http://www.valleyoakkindred.com/Gods%20and%20Goddesses%20page/dwarf%20names.htm (page consultée le 28 octobre 2006). A la suite d’Allan, pour qui þrór dériverait d’une racine signifiant « étendre, développer », on peut noter que c’est sous le règne de Thrór que le royaume sous la Montagne devint immensément riche et puissant. Et de fait, dans la mythologie nord-germanique, le sanglier est un symbole de fécondité, de puissance terrestre et de combativité, à l’image du sanglier Sæhrimnir, symbole de nourriture divine inépuisable servie aux einherjar, les « combattants uniques ». Cf. note 171.
[54] B, XV, p. 271.
[55] B, XV, p. 269-270.
[56] Pour une étude du thème de la terre gaste dans l’œuvre de Tolkien, cf. Laurent Alibert, Imaginaire médiéval et mythologique dans l’œuvre de Tolkien, Nanterre, université de Paris X-Nanterre, 2002, mémoire de maîtrise sous la direction du professeur A. Strubel. Consultable sur JRRVF [En ligne]. http://www.jrrvf.com/essais/imaginaire/introduction.html (page consultée le 30 octobre 2006). Du même auteur : « L’influence indo-européenne en Arda et ses limites », in Vincent Ferré (sous la dir. de), Tolkien, trente ans après (1973-2003), Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2004, 393 p., p. 117-136. Désormais abrégé T.
[57] B, XI, p. 208.
[58] B, XVI, p. 276.