Heurs et malheurs de Thorin Écu-de-Chêne.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007 [1].

I. Thorin Écu-de-Chêne, une onomastique guerrière (suite)
I. B. D’Eikinskjaldi à Écu-de-chêne.
Le surnom de Thorin est la traduction du nom Eikinskjaldi, un autre dverg cité dans le Dvergatal. Il est composé des mots féminin eik, rendu en anglais moderne par « oak », et masculin skjóldr, « shield », Gould le traduisant en 1929 par « celui au bouclier de chêne » [31]. Tolkien se sert de cette traduction dans The Hobbit, rendant le Eikinskjaldi de la version norroise par « Oakenshield ». À la fin du XIXe siècle, H.M.E. Ross et S.E. Bugge avaient toutefois traduit ce nom par « celui qui fait rage avec un bouclier », l’élément eik- pouvant dériver de l’adjectif eikinn, « violent, furieux » [32]. Mais Gould a contesté leur hypothèse car « à l’ordinaire, les guerriers n’entrent pas en « fureur » avec une arme de défense » [33]. La traduction de Ross et Bugge permet cependant d’établir un lien avec celle que propose L. Motz pour le nom de þórinn [34]. Il le fait en effet dériver du mot þjórr, « taureau », soulignant ainsi l’idée de fougue indomptable que convoie ce patronyme [35].
Tolkien semble donc bien s’être inspiré de l’étymologie avancée par Gould mais aussi de celle présentée par Ross et Bugge pour proposer sa reconstitution littéraire de l’origine du surnom de Thorin. En effet, « dans la Völuspá, Eikinskjaldi […] est un nom à part entière, pas un surnom ; et l’on ne trouve pas en norrois le fait d’utiliser le nom comme surnom ni la légende sur son origine » [36]. Thorin est d’ailleurs l’un des rares Nains du Légendaire pour lequel nous ayons l’histoire interne de son surnom – ce qui en souligne d’autant plus le caractère exceptionnel. « Le Peuple de Dúrin » relate ainsi un haut fait d’armes qu’il accomplit lors de la bataille d’Azanulbizar en 2799 : « On raconte que le bouclier de Thorin fut fendu en deux, et qu’il le jeta au loin, et avec sa hache, abattit une branche de chêne et l’empoigna de la main gauche, pour se garder des coups que lui portait l’ennemi ou pour s’en servir comme d’une massue. D’où son surnom » [37]. Dans un brouillon tardif de l’Appendice A III, Tolkien en propose toutefois une autre version. Thorin aurait acquis son surnom car, en souvenir de son exploit, « il porta toujours par la suite dans son dos un bouclier en bois de chêne, sans couleur ni devise, et jura de le porter jusqu’à ce qu’il soit de nouveau acclamé roi » [38]. Si cette anecdote n’a pas été conservée dans la version publiée, elle souligne néanmoins toute l’importance de cette prouesse guerrière comme acte fondateur de l’identité de Thorin [39]. Re-nommé depuis son exploit, son assaut contre les Trolls dans Bilbo le Hobbit constituerait donc a posteriori une répétition de cet acte de bravoure, tant défensif qu’offensif, se servant dans les deux cas d’une arme improvisée en bois, en particulier de chêne – essence forestière qui n’est pas sans souligner certaines des qualités de Thorin [40].
De fait, la massue est un attribut du dieu ou du héros guerrier dans plusieurs légendes et mythes indo-européens. Le plus illustre d’entre eux est certainement le dieu nordique Thórr, le champion des Ases équipé de Mjöllnir, le marteau fabriqué par les nains Sindri et Brokkr [41]. Ses deux fils se nomment d’ailleurs Magni, « Force », et Modi, « Courage ». Il y a aussi le dieu Hödr, le meurtrier de Baldr, qu’il tue avec une branche de gui fournie malignement par Loki [42] ; sans oublier le guerrier Gram de la littérature médiévale danoise qui, « porteur de l’heureuse massue », tue Sigtrugus [43]. Quant au héros grec Héraclès, il combat lors du premier de ses Douze Travaux contre le lion de Némée avec une massue en bois d’olivier [44]. On peut également mentionner le héros prévédique Bhima du Mahabharata, le second guerrier des Pandava, les « fils de Pandu », dont la massue suscite la frayeur chez ses ennemis ; mais aussi Indra, le dieu védique des kshatriya, les « guerriers », qui possède une massue ôtant ou donnant la vie [45]. Citons enfin Dagda, puissant dieu guerrier du monde celte, qui détient une massue tuant par une extrémité et rendant la vie par l’autre. Il est d’ailleurs connu sous le nom d’Éochaid, « Qui combat par l'if » [46]. Tolkien retravaille toutefois ce motif. En effet, dans les mythes indo-européens, la massue caractérise surtout les guerriers colossaux et gigantesques, sommairement armés, comme Héraclès, qui s’opposent aux guerriers plus humains et plus sociables, experts au maniement des armes usuelles, comme Indra [47]. Ainsi, si le maniement d’une arme contondante est à l’origine du surnom de Thorin, ce dernier est aussi passé maître dans le maniement de la hache et de l’épée, portant l’armure et le heaume à la bataille. Chef de la Compagnie, Thorin entraîne d’ailleurs à sa suite un groupe de compagnons armés, l’assimilant donc à la seconde catégorie des combattants, celle de l’aristocratie guerrière.
À la suite de Shippey, on peut noter que Tolkien « a du parcourir [le Dvergatal] en refusant d’y voir, à la différence de la plupart des chercheurs, une litanie sans signification ou incompréhensible » [48]. Bilbo le Hobbit serait donc l’histoire qui sous-tendrait la compréhension du Dvergatal, Tolkien fournissant un arrière-plan à la littérature médiévale nordique dans laquelle il a puisé le nom des Nains [49]. Et, de fait, si dans les premiers brouillons du Hobbit, le chef des Nains se nomme Gandalf, Tolkien donnera par la suite ce nom au magicien de son récit, sa signification étant plus appropriée à un tel personnage [50]. Le nom et le surnom de Thorin Écu-de-Chêne convenaient donc mieux, a posteriori, au roi des Longues-Barbes et chef des Nains de la Compagnie, dont l’histoire est depuis sa prime jeunesse celle d’un noble guerrier [51] et qui, à ce titre, est exposé à commettre des fautes dans les divers niveaux de la hiérarchie sociale.

Notes
[31] DN, p. 945.
[32] Hans M. E. Ross, Norsk Ordbog, Tillaeg til « Norsk Ordbog » af Ivar Aasen, Kristiania, Cammermeyer, 1895, 997 p., entrée « eikja » [Document de l’auteur]. Sophus E. Bugge (ed.), Sæmundar Edda hins Froða, Christiana, P.T. Malling, 1867, in Etext [En ligne]. http://etext.old.no/Bugge/ (Page consultée le 18 mai 2006).
[33] « But warriors do not ordinarily ‘‘rage’’ with a weapon of defence » (DN, p. 645). [Nous traduisons]
[34] Lotte Motz, « New Thoughts on Dwarf-Names in Old Icelandic », Frümittelalterliche Studien, n°7, 1973, p. 100-117. Désormais abrégé NTDN. [Document de l’auteur]
[35] Le taureau est une « bête altière à la fougue indomptable », in Hésiode, Théogonie, Les Travaux et les Jours, Le Bouclier, texte établi et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1986 [1928], 158 p., v. 832. [Document de l’auteur]
[36] L, 297, p. 536.
[37] S, p. 1149.
[38] « He bore ever after at his back a shield made of oak wood without colour or device, and vowed to do so until he was hailed again as king », in J.R.R. Tolkien, The Peoples of Middle-earth [The History of Middle-earth, XII], Edited by Christopher Tolkien, London, HarperCollins Publishers, 2002 [1996], 482 p., IX, p. 281. [Nous traduisons]
[39] Constitutif de l’identité de Thorin, son bouclier n’est pas sans évoquer le motif de l’écu de Sire Gauvain qui, pour Tolkien, « [proclame] l’esprit et le but qui sont les siens », M&C, « Sire Gauvain et le Chevalier vert », p. 102.
[40] En grec, le terme drus désigne le « chêne » et procède d’une notion initiale signifiant « être ferme, solide, résistant ». Cf. Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1, « Economie, parenté, société », Paris, Les Editions de Minuit, 1969, 378 p., p. 107.
[41] Claude Lecouteux, Dictionnaire de mythologie germanique. Odin, Thor, Siegfried & Cie, Paris, Imago, 2005, 255 p., entrée « Mjöllnir », p. 166-167. Désormais abrégé DMG. Pour l’anecdote, on peut lire dans la Gylfaginning que Thórr et Loki, en route pour Jötunheimr, tombent en chemin sur le géant Skrýmir. Durant la nuit, Thórr lui porte à trois reprises un puissant coup de son marteau. Le géant se réveille à chaque fois et se demande si une feuille, un gland ou des brindilles d’un chêne ne lui sont pas tombés sur la tête pendant son sommeil (EP, XLV, p. 78-81). Tolkien avait-il à l’esprit ce récit lors de la rédaction de l’histoire du surnom de Thorin ?
[42] Ibid., p. 90. En note 1, p. 169, nous lisons : « Hodr : v. isl. Hoðr, nom formé sur le substantif hoð (« combat ») ». Pour Dumézil, le nom de Hödr signifie « guerrier ». Ce dieu aveugle incarnait le sort hasardeux dans les guerres, in G. Dumézil, Du mythe au roman, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1997 [1970], 208 p., Appendice III, « Balderus et Høtherus », p. 171. Désormais abrégé MRo.
[43] Saxo Grammaticus, Gesta Danorum (« La Geste des Danois »), traduit du latin par Jean-Pierre Troadec, introduction de François-Xavier Dillmann, Paris, Gallimard, coll. « L’aube des peuples », 448 p., XII, « Skjöldungasaga ». [Document de l’auteur] En vieux norrois, gramr est un adjectif qui peut se traduire par « courroucé » ou « féroce », mais c’est aussi un nom commun masculin désignant un « guerrier » ou un « roi ».
[44] Pour une analyse du héros de seconde fonction dumézilienne dans le mythe d’Héraclès, cf. Françoise Bader, « Sémiologie des travaux d’Héraclès », Visages du destin dans les mythologies, Mélanges Jacqueline Duchemin, Actes du colloque de Chantilly 1er-2 mai 1980, publiés par François Jouan, Paris, Les Belles Lettres, 1983, 268 p., p. 55-85.
[45] MDIE, II, « L’idéologie tripartie des indo-européens », p. 173 sqq.
[46] Sur la massue et ses représentations mythologiques, cf. G. Dumézil, « Notes sur un vieux nom international d’instrument frappant », Revue turque d’anthropologie, II, n°2, Constantinople, Imprimerie Française L. Mourkidès, 1926, p. 28-34.
[47] HMG, p. 71.
[48] « Tolkien must have looked at it [Dvergatal], refused to see it, as most scholars do, as a meaningless or no longer comprehensible rigmarole », in T. Shippey, J.R.R. Tolkien : Author of the Century, London, HarperCollins Publisher, 2000, 384 p., p. 16. [Nous traduisons] Désormais abrégé AC.
[49] Stuart D. Lee and Elizabeth Solopova, The Keys of Middle-earth. Discovering Medieval Litterature through the Fiction of J.R.R. Tolkien, New York, Palgrave Macmillan, 2005, 284 p., p. 64-65.
[50] Gandálfr, « elfe à la baguette », in Douglas A. Anderson, The Annotated Hobbit, Revised and Expanded Edition, London, HarperCollins Publisher, 2003 [1988], 398 p., p. 8. Désormais abrégé AH.
[51] Thorin a seulement 47 ans lors du déclenchement de la guerre des Nains et des Orques en 2793, et n’est âgé que de 53 à la dernière bataille d’Azanulbizar. La jeunesse de Thorin est exceptionnelle puisque Gimli ne peut participer à 62 ans à l’expédition d’Erebor car jugé « trop jeune » (CLI, p. 734). Respectivement âgés de 82 et de 77 ans, Fíli et Kíli sont d’ailleurs les benjamins de la Compagnie. De fait, l’ardeur des jeunes gens est un autre trait qui caractérise les guerriers des mythes et légendes indo-européens. Dáin Pied-d’Acier apparaît toutefois comme le parangon de la jeunesse guerrière, puisqu’il n’est âgé que de 32 ans à la bataille d’Azanulbizar, au cours de laquelle il tue en combat singulier Azog, le chef des Orques des Monts Brumeux et père de Bolg.