Heurs et malheurs de Thorin Écu-de-Chêne.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007 [1].

I. Thorin Écu-de-Chêne, une onomastique guerrière
L’onomastique occupe une place centrale dans le Légendaire, car « chez [J.R.R. Tolkien], le nom vient en premier et l’histoire suit » [10]. Comme l’explique J.-R. Turlin, « le patronyme était le reflet de la personnalité et parfois du destin de l’être qui le portait » [11]. De fait, si le nom et le surnom de Thorin Écu-de-Chêne proviennent des Eddas [12], l’analyse de leur étymologie « n’est pertinente qu’à l’intérieur de la fiction dans laquelle ils sont intégrés » [13]. Nous verrons donc comment Tolkien s’est servi de ces apports de l’onomastique médiévale nordique tout en les transformant aux fins d’imprimer au personnage de Thorin la figure du guerrier exemplaire.
I. A. Thorin, « celui qui ose ».
Le nom du chef de la Compagnie est une anglicisation de celui de þórinn, l’un des dvergar nommé dans le Dvergatal [14], une liste de noms de nains qui demeurent largement énigmatiques. Ce nom dériverait du verbe vieux norrois þóra, « oser », que C.N. Gould traduit par « courageux, hardi » [15], suivi dans sa traduction par J. Allan [16]. Quant à G.T. Zoëga, il le rend par « avoir le courage d’agir » [17]. Le nom de Thorin soulignerait ainsi le lien qui unit ce personnage à la thématique du courage, longuement discutée par Tolkien lors de sa conférence sur Beowulf en 1936 [18]. Apanage des individus de la seconde fonction, Shippey la résume ainsi : « Tolkien croyait que de tels individus persévéraient en raison de la « théorie du courage », ce qui signifiait que vous continuiez d’avancer même si vous saviez que vous ne faisiez que combattre une « longue défaite », sans aucun espoir à la fin » [19]. De fait, certains passages de Bilbo le Hobbit permettent de souligner cette lecture de l’étymologie du nom de Thorin, fondatrice de son identité.
Tolkien le met plusieurs fois en scène luttant contre des adversaires supérieurs en nombre, où Thorin démontre toute la force de son courage et de sa bravoure au combat. Ainsi en va-t-il de son assaut contre les Trolls de la forêt qui retiennent prisonniers ses compagnons. Si les Nains se battent comme des forcenés quand ils sont acculés [20], c’est seul qu’il se rue sur ses adversaires armé succinctement d’une grande branche enflammée : « Thorin […] ne fut pas pris à l’improviste. Il s’attendait à quelque mauvais tour […] : « Qui donc a malmené mes gens ? » […] Et il bondit » [21]. Puis, lors du combat contre les Orques sous les Monts Brumeux, son intervention est aussi imprévue que décisive. Elle permet à la Compagnie de s’en sortir indemne, entraînant au passage de nombreux morts dans les rangs ennemis, car « Thorin portait de-ci, de-là et partout des estocades avec Orcrist » [22]. Enfin, c’est la charge héroïque de Thorin et de ses compagnons lors de la bataille des Cinq Armées, puis son assaut frontal contre la garde du corps de Bolg, entraînant, in fine, son trépas. Au regard de ces trois passages, la manifestation du courage de Thorin se fait graduellement plus dramatique, le ton de la première scène étant même comique, et le combat contre les Orques sous la montagne préfigurant celui à plus grande échelle de la bataille finale. Mais au-delà de ces séquences narratives, c’est l’histoire même de la quête de Thorin, telle qu’elle nous est présentée dans les textes de notre corpus, qui reflète cette théorie du courage.
Elle la résume dans certains des termes discutés par Tolkien en 1936. Beowulf raconte en effet le combat nécessaire, mais sans espoir, du guerrier contre le Monstre. Shippey explique : « la « théorie du courage » norroise […] exigeait du protagoniste de la vertu sans rien attendre en retour comme récompense. Les hommes devaient combattre les monstres car tel était leur devoir, et non parce qu’ils pensaient les vaincre ou voir les dieux gagner » [23]. En conséquence, l’ethos du guerrier a pour salaire la mort, car « l’arrivée du dragon est inévitable : que peut faire un homme le jour de sa mort, sinon mourir ? » [24]. Avant même le départ de Cul-de-Sac, Thorin est de fait bien conscient que cette aventure peut conduire ses compagnons et lui-même à connaître un sort funeste : « Nous allons partir pour une longue expédition, une expédition dont certains d’entre nous, il se peut même tous […], ne reviendront pas » [25]. Cette quête apparaît ainsi sans espoir : « Nous savions que ce serait une aventure désespérée, dit Thorin, et nous le savons encore » [26]. Après la Guerre de l’Anneau, Gandalf avouera d’ailleurs à son auditoire à Minas Tirith : « Je doute fort que se mettant en route, Thorin ait eu le moindre espoir véritable de tuer Smaug. Et tout espoir était vain » [27]. Le guerrier courageux est donc celui qui ne subit pas les événements sans agir ; c’est au contraire celui qui ose les affronter – tel Sigurdr dans la Völsungá Saga, Njáll le Brûlé dans la saga éponyme ou Túrin Turambar dans Le Silmarillion.
Tolkien a toutefois joué sur le nom de Thorin dans un registre également comique puisque, a contrario, il apparaît découragé dans certaines scènes, comme dans les geôles du palais du roi Thranduil où il a été enfermé en raison de son entêtement [28]. À d’autres moments, il est effrayé, comme dans les profondeurs de la Montagne solitaire, où il refuse de s’engager dans l’antre du dragon [29]. Mais si Bilbo le Hobbit commence comme un conte, le récit se fait plus épique après la mort du grand ver : « le ton et le style changent à mesure que progresse le Hobbit, passant du conte de fées au registre noble et sublime » [30]. Parfois ridicule ou grotesque au début du récit, le personnage de Thorin Écu-de-Chêne agit par la suite de façon plus conforme avec ce que l’on peut en lire dans « L’expédition d’Erebor » et le « Peuple de Dúrin », où nous apprenons l’origine de son surnom.

Notes
[10] J.R.R. Tolkien, Lettres, édition et sélection de Humphrey Carpenter avec l’assistance de Christopher Tolkien, traduit de l’anglais par Delphine Martin et Vincent Ferré, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2005, 711 p., lettre 164, p. 311. Désormais abrégé L, suivi du numéro de la lettre.
[11] Jean-Rodolphe Turlin, « Les prénoms des Hobbits. Comment Tolkien déclinait ses talents de poète jusque dans l’onomastique », Hiswelókë, Intervention à Pibrac, septembre 2003 [En ligne]. http://www.jrrvf.com/hisweloke/site/articles/langues/hobbits/prenoms-hobbits.pdf (Page consultée le 2 juin 2006).
[12] L’Edda, Récits de mythologie nordique par Snorri Sturluson, traduit du vieil islandais, introduit et annoté par François-Xavier Dillmann, Paris, Gallimard, coll. « L’aube des peuples », 2003 [1991], 232 p. Désormais abrégé E. L’Edda poétique, textes présentés et traduits par Régis Boyer, Paris, Fayard, coll. « L’espace intérieur », 1992, 681 p. Désormais abrégé EP.
[13] L, 297, p. 531.
[14] E, Gylfaginning (« La mystification de Gylfi »), chap. XIV, p. 44-45 ; EP, Völuspä (« Prédiction de la prophétesse »), p. 532-551.
[15] Chester N. Gould, « Dwarf-Names : A Study in Old Icelandic Religion », Publications of the Modern Language Association of America, vol. 44, n° 4, December, 1929, New York, Modern Language Association, p. 939-967, p. 955. Désormais abrégé DN.
[16] Jim Allan, An Introduction to Elvish and to other Tongues And Proper Names and Writing Systems of the Third Age of The Western Lands of Middle-Earth as set forth in the Published Writings of Professor John Ronald Reuel Tolkien, Edited and Compiled by J. Allan, Hayes, Bran’s Head Books, 2003 [1978], 303 p., « The Giving of Names », p. 222. Désormais abrégé AITE.
[17] Geir T. Zoëga, A Concise Dictionary of Old Icelandic, New York, Dover Publication, 2004 [1910], 551 p. [Document de l’auteur]. Désormais abrégé CDOI.
[18] J.R.R. Tolkien, Les monstres et les critiques et autres essais, édition de Christopher Tolkien, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2006, 296 p., « Beowulf : les monstres et les critiques », p. 15-68. Désormais abrégé M&C.
[19] « Such people, Tolkien believed, kept going because of the “theory of courage”, which meant that you kept on even if you knew you were just fighting a “long defeat”, with no ultimate hope at all », in T. Shippey, « Tolkien and Iceland : a philology of envy », Nordals, transcription de la conférence donnée lors du Symposium de la Sigurdr Nordal Institute, « Tolkien, Undset, Laxness », 13-14 septembre 2002, Reykjavik, Islande [En ligne]. http://www.nordals.hi.is/Apps/WebObjects/HI.woa/wa/dp?detail=1004508&name=nordals_en_greinar_og_erindi (Page consultée le 27 mars 2006). Désormais abrégé T&I. [Nous traduisons]
[20] Ibid.
[21] B, II, p. 47.
[22] B, VI, p. 101.
[23] « The Old Norse "theory of courage" […] demanded commitment to virtue without any offer of lasting reward. Men must fight monsters because it was their duty, not because they thought the monsters would lose, or the gods would win. », T&I. [Nous traduisons]
[24] M&C, p. 46.
[25] B, I, p. 24.
[26] B, XII, p. 235.
[27] CLI, p. 722. [Nous soulignons]
[28] « Il commençait même à penser révéler au roi tout ce qui concernait son trésor et sa quête (ce qui montre à quel point d’abattement il était parvenu) » (B, IX, p. 182). [Nous soulignons] Thorin se montre aussi « indigne » de son rang lorsqu’il tente de conserver les poneys de Beorn…
[29] B, XII, p. 218. Sans oublier sa peur des araignées dans le chapitre VIII, « Mouches et araignées » (B, p. 147-177).
[30] L, 131, p. 229. Dumézil note d’ailleurs les rapports étroits qu’entretiennent épopée et conte dans la littérature narrative indo-européenne : « l’épopée […] est en communication constante, dans les deux sens, avec les contes » (MDIE, I, p. 59).