Heurs et malheurs de Thorin Écu-de-Chêne.
© Eric Flieller (Tilkalin), Chroniques de Chant-de-Fer, avril 2007 [1].

Plan de l’article
Introduction : un schème dramatique.
I. Thorin Écu-de-Chêne, une onomastique guerrière.
A. Thorin, « celui qui ose ».
B. D’Eikinskjaldi à Écu-de-Chêne.
II. Les trois péchés de Thorin Écu-de-Chêne.
A. Une rupture des règles de la fertilité.
B. Une rupture de l’idéal guerrier.
C. Une rupture de l’ordre du droit.
III. Naissance et mort de Thorin Écu-de-Chêne.
A. Un double héritage hybristique.
1. L’or de la vengeance.
2. Un orgueil excessif.
B. Une mort expiatrice et fondatrice.
1. Smaug, un monstre tricéphale.
2. Une restauration trifonctionnelle.
Conclusion : une vérité des mythes.

Un schème dramatique
Thorin Écu-de-Chêne est l’un des principaux personnages de Bilbo le Hobbit [2] mais aussi des textes « Les Gens de Dúrin » et « L’expédition d’Erebor », respectivement publiés dans l’Appendice A du Seigneur des Anneaux [3] et dans le livre sur le Troisième Âge des Contes et légendes inachevés [4]. On trouve d’autre part plusieurs entrées à son nom et à son surnom dans certains des douze volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu. Avec Gimli Ami-des-Elfes, Thorin Écu-de-Chêne est de fait l’un des Nains les plus familiers des lecteurs du Légendaire.
Petit-fils et fils des rois Thrór et Thráin II, il est l’héritier d’un royaume en ruines au moment de l’expédition d’Erebor en 2941 T.A. La Montagne solitaire est en effet occupée par le dragon Smaug, qui s’est emparé de ses richesses en 2770. Roi en exil, sa quête pour récupérer le trésor de ses ancêtres détenu par le grand ver le conduit à affronter de nombreux périls et dangers jusqu’à la bataille finale des Cinq Armées – où il trouve la mort. Chef de la compagnie des Nains dans Bilbo le Hobbit, l’histoire de Thorin apparaît avant tout comme celle d’un guerrier. Cet aspect est d’ailleurs renforcé par les lectures des appendices du Seigneur des Anneaux, où nous apprenons l’origine martiale de son surnom, et des Contes et légendes inachevés, où son caractère belliqueux transparaît clairement. De fait, à la lecture de ces textes, le personnage de Thorin Écu-de-Chêne semble de prime abord relever davantage de la figure du combattant que de celle du souverain.
Plusieurs critiques tolkieniens voient dans l’avarice de Thorin la raison de sa mort. V. Flieger note ainsi sa cupidité pour le trésor de Smaug qui entraîne sa chute [5], tandis que J.E.A. Tyler constate que son cœur est attisé par les richesses d’Erebor [6] et que T. Shippey souligne son égoïsme matérialiste [7]. Toutefois, en appliquant à la quête de Thorin Écu-de-Chêne la théorie des trois péchés du guerrier de G. Dumézil, un schème dramatique semble transparaître qui sous-tendrait l’expression de son avarice [8]. Dans son essai « Les trois péchés du guerrier », il décrit cinq étapes ponctuant la vie d’un guerrier dans les mythologies indo-européennes : i/ une ascendance extraordinaire, ii/ un premier péché contre la fonction sacerdotale et souveraine (I), iii/ un deuxième péché contre la fonction guerrière (II), iv/ un troisième péché contre la fonction « productive » (III) et v/ une mort héroïque [9]. Dans ce cadre, l’avarice de Thorin apparaît non seulement comme la cause de son trépas mais aussi comme la manifestation de son état.
Après avoir éclairé le statut de guerrier de Thorin Écu-de-Chêne par l’étymologie de son nom et de son surnom, nous nous intéresserons donc à trois « péchés fonctionnels » qu’il commet au cours de l’expédition d’Erebor. Nous verrons alors comment son ascendance les explique et sa mort les résout.

Notes
[1] L’idée d’écrire cet article est née de la lecture de la transcription de l’intervention de Jean Chausse, « Heurs et malheurs de Turin », JRRVF, congrès annuel d'Oxonmoot, 20-21 septembre 2003 [En ligne]. http://www.jrrvf.com/essais/dumezil.html (Page consultée le 15 mai 2006). Pour un éclairage plus complet de la théorie des trois péchés du guerrier, je renvoie à cette transcription. Je tiens sinon à remercier ici Jean Chausse, David Giraudeau, Édouard J. Kloczko et Jean-Rodolphe Turlin pour leurs conseils amicaux.
[2] J.R.R. Tolkien, Bilbo le Hobbit, traduit de l’anglais par Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1995 [1969], 309 p. Désormais abrégé B.
[3] J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, édition complète avec Appendices et Index, traduit de l’anglais par Francis Ledoux, illustré par Alan Lee, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1992 [1972], 1278 p., Appendice A, III, « Le Peuple de Dúrin », p. 1146-1156. Désormais abrégé S.
[4] J.R.R. Tolkien, Le Silmarillion et Contes et légendes inachevés : Le Silmarillion, Histoire des Silmarils, édition établie et préfacée par Christopher Tolkien, traduit de l’anglais par Pierre Alien – Contes et légendes inachevés, introduction, commentaire et carte établis par Christopher Tolkien, traduit de l’anglais par Tina Jolas, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1993, édition compacte, 828 p., « L’expédition d’Erebor », p. 717-735. Désormais respectivement abrégés Silm et CLI.
[5] Verlyn Flieger, Splintered Light, Logos and Language in Tolkien’s World, Second edition, Kent, The Kent State University Press, 2002 [1983], 196 p., p. 110.
[6] James E.A. Tyler, The Complete Tolkien Companion, London, Pan Books, 2002 [1976], 713 p., p. 628.
[7] Tom Shippey, The Road to Middle-earth, How J.R.R. Tolkien Created a New Mythology, Revised and Expanded Edition, Boston-New York, Houghton Mifflin Company, 2003 [1982], 398 p., p. 85. Désormais abrégé RME.
[8] Les « schèmes dramatiques [sont] utilisés tantôt dans la mythologie, tantôt dans l’épopée ou l’histoire [et sont] commun[s] à l’eschatologie scandinave et à la transposition du Mahabharata », in Georges Dumézil, Mythes et dieux des Indo-Européens, Paris, Flammarion, coll. « Champs-L’Essentiel », 1992, 319 p., I, « Le travail de l’œuvre », p. 67. Désormais abrégé MDIE.
[9] G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2e édition remaniée, 1985 [1969], 236 p., « Les trois péchés du guerrier », p. 71-131. Désormais abrégé HMG.